Au Maroc, le thé à la menthe précède les mots, accompagne les silences et donne au temps une saveur particulière. Pourtant, derrière chaque verre, se cachent des histoires. Histoires de routes anciennes, de traditions transmises autour du feu, d’un plateau partagé et d’un rituel devenu presque sacré. Et si on prenait le temps de les raconter ?
Le thé n’est pas né au Maroc. Il est arrivé au 18e siècle, transporté par les navires britanniques qui accostaient à Tanger, Essaouira ou Larache. À cette époque, l’Empire britannique étendait son commerce à travers le monde et cherchait à écouler ses stocks de thé vert, notamment après la guerre de Crimée. C’est ainsi que le thé vert Gunpowder — un thé chinois roulé en petites perles pour mieux se conserver lors des longues traversées — fit son apparition sur les côtes marocaines.

Cette arrivée coïncide avec une période charnière de l’histoire du pays : le règne de Sidi Mohammed ben Abdallah(1757–1790), sultan de la dynastie alaouite. Artisan d’une politique d’ouverture contrôlée, il fonde la ville d’Essaouira, pensée comme un port diplomatique et commercial tourné vers l’Europe. C’est par ces échanges que le thé entre dans le pays1.

D’abord réservé aux élites urbaines et aux grandes familles marchandes, le thé gagna peu à peu l’intérieur du territoire. Il traversa les souks, franchit les vallées, rejoignit les campements nomades. Et comme souvent ici, ce qui venait d’ailleurs trouva peu à peu sa place. On l’infusait plus longtemps, on le sucrait généreusement, on commença à y ajouter des feuilles de menthe. Ce qui n’était au départ qu’une cargaison finit par devenir un rituel.
3 verres pour une même histoire
À mesure qu’il s’enracinait dans les foyers marocains, le thé s’entoura de gestes, de symboles et de codes, plus souvent transmis par les mains que par les livres. D’ailleurs, c’est dans ce contexte qu’est née la tradition des trois verres, devenue emblématique dans tout le pays. À partir des mêmes feuilles, on verse trois infusions successives. Le proverbe est connu :
Le premier est fort comme la vie – اللّول قاصح بحال الدنيا
le deuxième doux comme l’amour – الثاني حلو بحال المحبّة
le troisième léger comme la mort – والثالث خفيف بحال الموت

Dans certaines régions, on en connaît une autre version, plus imagée :
Le premier thé t’apaise – البراد اللّول يعقلك
le deuxième t’accueille – الثاني يدخّلك
le troisième te raccompagne. – والثالث يخرّجك
Ce proverbes révèlent une sagesse populaire. Une manière d’apprendre à écouter, à parler, à ralentir. Dans le Sud, certains disent que ces trois verres permettaient de sonder l’intention du visiteur, son énergie, sa sincérité et sa patience. Ailleurs, on y voyait simplement le bon rythme d’une vraie conversation. Transmis de génération en génération, ce rituel s’est adapté, nuancé, mais a toujours gardé la même fonction : créer un espace de lien.
L’art de le préparer
Dans bien des régions du Maroc, notamment au Sud, préparer le thé est un honneur réservé à une personne précise : le patriarche, l’aîné, ou celui dont la sagesse est reconnue par tous. Il ne s’agit pas d’une simple question de compétence, mais de légitimité. Celui qui prépare le thé, c’est souvent celui qui tient le cadre, celui qui veille à l’équilibre du moment, à la qualité du lien.

Dans les campements nomades, on installe le foyer, on choisit le bois, on fait chauffer l’eau lentement. Le théier s’assoit en tailleur, le plateau bien posé entre ses jambes, et commence le rituel. Il rince la théière, dose les feuilles, ajuste le sucre, ajoute la menthe. Puis il verse et reverse, mélange avec précision, goûte, corrige, recommence. Autour de lui, on se tait. Le bruit du thé qui coule devient une mélodie. La première mousse est scrutée comme un signe. C’est un savoir-faire, mais aussi une responsabilité. Car un thé raté, trop fade ou trop fort, c’est un message qui tombe à côté.
Préparer le thé, dans ce contexte, c’est tenir un moment collectif dans ses mains. Un langage par le geste, un savoir silencieux qui ne s’enseigne qu’en regardant, en attendant qu’un jour, ce soit à son tour de verser.
Un thé, des régions
Avec le temps, le thé se mêla aux paysages. Il se modula selon les climats, les coutumes, les herbes locales. Chaque région du Maroc a fini par façonner son propre goût du thé, tout en respectant les gestes essentiels. Dans le Rif, on le prépare plus léger, très parfumé. La fraîcheur domine, et la menthe y est souvent plus piquante. On privilégie des infusions courtes.


Dans les villages du Moyen et du Haut Atlas, on y ajoute des plantes médicinales : verveine, absinthe (chiba), thym sauvage. Des herbes choisies selon la saison, le climat, ou l’état de santé. Là, le thé soigne autant qu’il rassemble. Dans le Sud, le thé est dense, fort et très sucré. Il est un événement. On le sert lentement, avec une précision presque cérémoniale. Il peut accompagner des lectures de poésie, des contes, des discussions sérieuses. Le sucre, autrefois précieux, y symbolisait la générosité.
Un rituel toujours vivant
Aujourd’hui encore, malgré la modernité, le thé reste l’un des rares gestes inchangés dans la vie quotidienne marocaine. Il traverse les classes sociales, les générations, les occasions. Qu’il soit servi sur la terrasse d’un café ou au fond d’une kasbah, le geste reste le même. On rince, on infuse, on verse de haut. Et on attend, ensemble, que la mousse se forme.

Le thé à la menthe n’est pas qu’un héritage. C’est une preuve. Celle d’un art de recevoir, de prendre le temps, de faire de chaque verre une parole offerte.
Proverbes autour du thé
Au-delà de la boisson, il y a l’intention. Le thé marocain n’est jamais anodin. Il est là quand on arrive, quand on part, quand on veut marquer une trêve, une joie ou une parole importante. Il est dans les maisons comme dans les tentes, dans les villes comme dans les campagnes. C’est un langage commun. Un rituel que chacun connaît sans jamais s’en lasser.
البرّاد اللي ما فيهش الرغوة، بحال الكلام اللي ما فيهش معنى
El berrad lli mafīhsh rghwa, bḥal lklam lli ma fīhsh el ma3na
Un thé sans mousse, c’est comme une parole sans sens.
البرّاد فوسط الدّار، والنية فوسط القلب
El berrad fwest eddar, wenniyya fwest el qalb
La théière au milieu de la maison, l’intention au milieu du cœur.
اللّي كيصبّ أتاي، هو اللّي كيعرف وقت الكلام ووقت السّكوت.
Li kayseb atay, houwa li kay3ref waqt lklam w waqt skat.
Celui qui verse le thé sait quand parler… et quand se taire.
الضيف ما يتردّ، والبرّاد ما يتفرّغ
Edeyf ma yetred, wel berrad ma yetfregh
L’invité ne se refuse pas, et la théière ne se vide pas.
Le thé à la menthe continue de relier les gestes aux paroles, les foyers aux saisons. Il reste ce fil discret qui traverse le quotidien, et rappelle, sans bruit, ce que veut dire accueillir.
Khadija Dinia, aka Didije est une journaliste influenceuse qui jongle entre papier et digital, en s’inscrivant aux tendances du moment. Elle met sa plume, son regard et son coeur au service du beau, valorisant tout type de contenu.
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